Recherche
Chroniques
Arnold Schönberg | Gurrelieder
Chœur et Orchestre de l’Opéra national de Paris
Commencé en septembre dernier, le passionnant cycle Schönberg que Philippe Jordan dirige à la tête de son orchestre de l’Opéra national de Paris prend fin ce soir, avec les monumentaux Gurrelieder. Après les Variationen Op.31 (1928), le Quatuor en fa # mineur Op.10 n°2 (1908), Pierrot lunaire Op.21 (1912) [lire notre chronique du 25 octobre 2015] et, surtout, l’inachevé Moses und Aaron (1932), présenté cette saison à Bastille [lire notre chronique du 20 octobre 2015], le chef s’attelle donc à cet édifice paradigmatique du postromantisme par lequel le compositeur faisait ses adieux au monde d’hier – lorsqu’après sept ans d’interruption il remet l’œuvre sur le métier, en 1910, il vient d’écrire les fünf Orchesterstücke Op.16 et le monodrame Erwartung Op.17, pages autrement radicales qui signalent sa nouvelle manière.
À croire sur parole notre confrère en mission à Monte-Carlo il y a quelques années, Marek Janowski signait un « miracle d'équilibre, de dynamisme et de recherche sonore » [lire notre chronique du 25 mars 2007]. Moins concluante nous parut quatre ans plus tard la lecture de David Zinman – « …dans une régularité et un maintien étal de la dynamique, la sonorité s’affirme bientôt profonde, l’inflexion discrètement lyrique, mais la couleur plutôt terne » [lire notre chronique du 12 septembre 2010] – et moins encore le brouhaha conduit récemment par Esa-Pekka Salonen : « aucun soin n’est accordé à la sonorité […] l’exécution demeure droite, froide, relativement claire (pas toujours), excitante comme un bilan comptable » [lire notre chronique du 14 mars 2014].
De cette gigantesque symphonie vocale, anachronique dès la naissance – elle est contemporaine de Pierrot lunaire, rappelons-le ! –, Philippe Jordan mène une exécution à la fois extrêmement claire et passionnément lyrique, voire opératique. La délicatesse et la précision du Vorspiel, avec son tactus hyper-régulier (les répétitifs étatsuniens sont déjà là), superpose des traits d’une sensualité quasi scriabiniennes (Poème de l’extase Op.54, 1908)à une inquiétude debussyste – les remparts de Gurre dessinés par les souterrains d’Allemonde (Pelléas et Mélisande, 1902). Le chef sculpte dans la profuse masse orchestrale, au pléthorique effectif, exploitant au passage cette couleur de cordes toute personnelle qui fait sa signature dans les fosses straussiennes.
C’est donc plutôt du côté de Michael Gielen qu’il faut en chercher l’ancêtre. Lors de la vingt-cinquième édition du festival Musica (Strasbourg), nous écrivions « c’est en peintre qu’il dévoile peu à peu l’histoire de Waldemar, dosant savamment les effets en restituant fidèlement chaque détail de l’orchestration. À cette question de la nécessité d’une direction identifiant diverses trames que Schönberg s’est lui-même posée (Le style et l’idée), son interprétation répond qu’une restitution riche et fiable ne nuit pas au dessin d’ensemble. Les passages plus chambristes sont naturellement l’objet d’un soin minutieux, tout comme les tutti les plus violents dont les grandes lignes ne masquent jamais la délicatesse de l’écriture » [lire notre chronique du 17 septembre 2006]. Autant d’atouts qui qualifient le beau travail de Jordan, auxquels s’ajoutent d’autres vertus.
Ainsi d’une verve héroïque savamment dosée, du fascinant miroitement préludant à la première réplique de Tove, du relief captivant de l’air du coursier, plein de fougue, de la tendresse violoncellistique du troisième passage de Tove (So tanzen die Engel) associée à la précieuse lumière du premier violon, finement expressive. On admire l’extrême ciselure chambriste du suivant (Du sendest mir einen Liebesblick), ses entrelacs Sezessionsstil qui surjouent malignement Wagner. D’une écriture plus audacieuse, le Zwischenspiel laisse pantois. L’on y décèle l’unique moment de saturation du concert, au plus fort du tutti, juste avant l’air de la Waldtaube. Emblématique de Tristan, un hautbois annonce le funèbre messager en plumes que « déchirera le faucon d’Helwig ». À ceux qui purent parfois reprocher à Philippe Jordan des lectures un rien tièdes, à lui seul ce Lied der Waldtaube est une réponse suffisante ! Procédant en wagnérien par la citation du leitmotiv amoureux, Schönberg conclut la dépêche dans une Trauermarsch mahlérienne. La gravité poignante des premiers pas de la deuxième partie préfigure la révolte parjure du veuf, avec cette formidable puissance à propulser l’auditeur dans le conte. Inspirée, cette baguette rend terrifiante la wilde Jagd dont elle fait tout entendre, par-delà ses sonneries d’outre-monde, embrasant d’une énergie de cataclysme absolu le ballet des ombres de la troisième partie. On entend dans Mit Toves Stimme flüstert der Wald ce qui sonne dans le prélude de l’Acte III de Die Gezeichneten : dans les premiers mois de 1913, Franz Schreker commence à écrire cet opéra, précisément après avoir dirigé la création des Gurrelieder (Vienne, le 23 février 1913)… Du couplet du bouffon de Farum, le chef profite de la caustique ironie. Son interprétation du Postlude est un ensoleillement, jusqu’au gigantesque final, assurément mahlérien.
Erik ici, Tristan là, mais encore Siegmund et Rienzi, Andreas Schager s’affirme Heldentenor dans la partie de Waldemar, filée en increvable. Capable d’attaques douces comme de vaillantes charges, le chanteur, après une première intervention un peu raide etmarquée par un vibrato distendu, livre un roi à tomber à la renverse. Le déploiement de force de l’air du coursier stabilise définitivement sa voix. La troisième réplique est d’une béatitude suprême, la suivante d’un lyrisme fou (« Mein Haupt wiegt sich auf lebenden Wogen… »), à toute épreuve. Schager tient le public au cœur du récit, et si les intervalles du cinquième air manquent de liant, son « du wunderliche Tove » conclusif est une bénédiction. La déploration de l’amante défunte s’effectue dans l’insoumission, la révolte, le scandale blasphématoire : le ténor s’élance avec brio dans cet héroïsme désespéré. Loin de s’y fatiguer, c’est plus souple encore et d’une vaillance décuplée qu’il chante la troisième partie.
À ses côtés, on retrouve l’excellente Iréne Theorin (Isolde, Brünnhilde, etc.) [lire nos chroniques des 13 et 14 juin 2014, ainsi que notre critique DVD Götterdämmerung]. Onctueuse, précise et souverainement lyrique, sa Tove se lance à bras le corps dans le « songe divin » du texte – une « mer qui semble ne plus être faite d’eau ». L’ampleur de l’émission, l’opulence contrôlée de la projection et la caresse du timbre font merveille. Entendit-on jamais chant d’amour si accompli (Nun sag ich dir zum ersten Mal) ?
Toute la distribution vocale satisfait. Rigoureusement engagée dans le texte, Sarah Connolly (Fricka et Brangäne à Londres) livre une Waldtaube parfaitement dramatique, d’une voix qui vient vous chercher, avec son grave si charnu et un art tout au service du récit de la mort. La générosité vocale de Jochen Schmeckenbecher, salué en Alberich [lire nos chroniques des 1er et 3 février 2013] campe un Bauer d’abord mordant à souhait, doté de la rudesse nécessaire à sa première réplique (Deckel des Sarges klappert und klappt), puis colorant d’une onctueuse pitié la seconde, qui quitte les désastres et tente quelque consolation. De même Andreas Conrad est-il idéalement incisif en Klaus-Narr, possédant exactement le type de voix requis pour le rôle – applaudi en Loge et en Mime [lire nos chroniques du 9 mars 2013 et du 8 février 2014], on a également puisé le ténor au rayon des wagnériens qui alimente l’intégralité de ce plateau. Aviez-vous cru ne plus entendre Franz Mazura ? Certes, il ne chante plus – ah, ses derniers Schigolch de Lulu [lire nos chroniques du 20 avril 2009, du 19 juin 2005 et du 2 février 2003] ! –, mais vient, trois jours avant son quatre-vingt-douzième anniversaire, dire avec bonheur « Erwacht, erwacht, ihr Blumen, zur Wonne ! ».
Un seul souci à cette exécution de référence : l’acoustique de la Philharmonie n’autorise pas la définition attendue aux parties de chœur. Loin de douter de la prestation du Chœur Philharmonique de Prague (préparé par Lukáš Vasilek) et du Chœur de l’Opéra national de Paris (sous la responsabilité de José Luis Basso), nos expériences préalables du lieu invitent à l’incriminer sur ce point. Pas de quoi ternir le plaisir d’entendre les Gurrelieder joués et chantés ainsi !
BB